(Texte lu dans le cadre d’une soirée d’artistes sur la péniche Anako à Paris, en soutien au Japon)
Sur la petite île d’Oshima, au nord de la baie de Matsushima dont le poète Basho louait la beauté, vit un marin de 64 ans, passionné par son métier et spécialisé dans la pêche d’ormeaux. Il se verrait bien continuer de travailler jusqu’à la fin. S’arrêter un jour ? Peut-être, mais pour faire quoi ? Depuis son adolescence il est sur un bateau. Sa petite île, il la connait par coeur. Le vent iodé qui lui caresse le visage au large, il ne peut s’en passer. Et la douce silhouette des collines d’Oshima grandissant à l’horizon, lorsqu’il regagne le port, lui cause toujours de l’émotion. C’est la terre de ses ancêtres et il aime visiter la région à bord de son bateau, le Himawari, le tournesol.
Mercredi 9 mars 2011, après un tremblement de terre peu inquiétant, il y eut une alerte au tsunami. La vague qui arriva sur le rivage d’Oshima faisait environ cinquante centimètres. Des phénomènes comme celui-ci, le marin en avait tant vécu, qu’il ne les comptait plus. Après cet évènement, les habitants d’Oshima restèrent vigilants. Par expérience, ils savaient que les tremblements de terre retentissent toujours plusieurs fois.
Le vendredi 11 mars, en début d’après-midi, alors que le marin se promenait autour du port, sa vision commença à légèrement basculer de gauche à droite. Cette sensation, il ne la connaissait que trop bien. Un tremblement de terre débutait. La terre se mit à trembler de plus en plus fort. Le roulis, sur son bateau, le marin en avait l’habitude; mais des sensations marines en pleine terre , ce n’était pas rassurant ! Les vagues de secousses se faisaient de plus en plus fortes et amples. Autour de lui, les gens montraient des visages inquiets. Il sentait son coeur cogner fort dans sa poitrine. De quel genre de séisme s’agissait-il ? Jamais, non, jamais, il n’avait ressenti une telle force provenir des tréfonds de la terre. Il était impossible d’avancer, de marcher et même, pour certains, de se tenir debout. Les étals, autour de lui, se vidaient dans un fracas asourdissant. Tout s’écroulait. Les oiseaux tournoyaient dans les airs. Les voitures semblaient se déplacer toutes seules. Les arbres et les immeubles dansaient sur le même rythme inquiétant, orchestré par la terre. Des cris se firent entendre. Les tuiles des maisons tombaient les unes après les autres et les vitres des fenêtres volaient en éclats. Le marin chercha du regard si quelqu’un avait besoin d’aide. Certaines routes se fissuraient sous ses yeux, comme si l’on ouvrait les entrailles du monde. Près du port, un hangar s’effondra, il vit des hommes courir pour s’en éloigner.
Puis, petit à petit, les secousses se calmèrent jusqu’à s’estomper. La plupart des gens restaient sans voix. Le marin demanda autour de lui si tout le monde allait bien. Heureusement, rien de très grave ne semblait s’être passé sous son regard. Il aida des gens à se relever et vérifia que personne n’était enfoui sous les débris du hangar.
Par la suite, une alerte à un puissant tsunami fut lancée. Les habitants allèrent se réfugier dans les hauteurs de l’île. Le marin aussi s’apprêtait à faire comme les autres lorsqu’il aperçut, au loin, son bateau, le Himawari. Avec un tremblement de terre d’une telle ampleur, le tsunami allait sans doute tout ravager sur son passage et détruire tout moyen de communication entre son île et l’extérieur.
Il lui vint alors une idée folle dont les chances de réussite étaient très faibles. Tandis que les habitants d’Oshima allaient s’abriter dans les montagnes, lui, à contre-sens, courût vers le port. Il monta dans le Himawari, et salua du regard le reste de la flotte. Une fois sorti du port, il enfonça la manivelle au maximum et se dirigea vers le large.
Il avait décidé de foncer tout droit sur le tsunami. Ainsi, il aurait peut-être l’infime chance d’éviter la destruction de son bateau. La peur, l’appréhension, bien sûr qu’il les ressentait. Mais, le sens du devoir était le plus fort. Il faut bien que quelqu’un se sacrifie pour sauver les autres. C’est ainsi qu’il a été éduqué. Aujourd’hui, à 64 ans, il était déterminé, seul face à l’immense univers des choses, réduit à la taille d’un grain de poussière silencieux au milieu de la mer. Il ne pouvait plus reculer.
Après quelques minutes, il vit arriver les premières ondulations en guise d’avertissement. Par le passé au cours de violentes tempêtes, il lui était déjà arrivé d’affronter des vagues de cinq mètres. Mais là, c’était different. La ligne d’horizon disparût soudain lorsque son bateau s’enfonça dans le creux d’une vague immense. Il ne sentait plus le vent sur son front. Tout était étrangement calme. Il eût envie de crier pour briser ce silence. Les reflets argentés de la vague et ses millions de petites tâches contrastées en mouvement étaient aussi beaux que saisissants. Le bateau tournait à plein régime pour remonter cette vague qui semblait sans fin. Il se prit pour un fou d’avoir fait un tel choix. Il oublia qui il était. Il n’existait plus. Il s’était lancé et il était pris au piège.
Le son revint avec une force retentissante. Lorsque le Himawari atteignit le haut de la vague, il paraissait être sur le toit du monde. Les alentours semblaient bas, lointains et petits. Le marin vit alors d’autres vagues tout aussi grandes en approche. Elles devaient faire presque vingt mètres de haut. Jamais, il n’aurait pensé devoir, dans sa modeste vie, défier un tel ennemi! Cette immense vague n’était que la première. Il guida son bateau au travers des passages les plus indulgents. Tenir. Ne pas sombrer. Plusieurs fois, la proue du Himawari se planta dans l’eau et la mer recouvrait le corps du bateau, ruisselant par tous ses orifices. Une, deux, trois, quatre vagues démesurées passèrent, et lui s’étonnait d’être toujours là, sur son bateau, bravant toutes les éclaboussures possibles. La mer était encore endiablée, mais les vagues de quelques mètres lui semblaient être une partie de plaisir à présent. Il ne savait pas combien de temps il avait combattu le tsunami. La notion du temps semblait altérée. Minute, seconde, il ne voyait plus la différence.
Un sourire lui vint aux lèvres devant le miracle de sa réussite mais la réalité le rattrapa rapidement lorsqu’il imagina les dégâts que de telles vagues allaient causer sur sa petite île. Après quelques minutes, il fit volte-face et se dirigea vers Oshima, appréhendant autant sa future rencontre avec la belle silhouette de son île que sa rencontre précédente avec les vagues du tsunami. Lorsqu’il arriva sur Oshima, tout semblait détruit. Les bateaux du port avaient, pour la plupart, fini à l’intérieur des terres, percés par les rares bâtiments encore debout. Les débris avaient recouvert l’île jusqu’aux abords des collines. De l’eau s’écoulait encore en sens inverse rejoignant la mer, quand elle ne restait pas emprisonnées par les digues anti-tsunami…
Le marin ferma les yeux et une larme coula sur son coeur.
Pendant les semaines qui suivirent, le Himawari fut le seul navire opérationnel pour transporter des gens et des vivres entre l’île d’Oshima et l’extérieur.
Le marin du Himawari s’appelle Susumu Sugawara.
Sa destinée était peut-être toute tracée, car Susumu en japonais, cela veut dire avancer. . .
Je tiens à remercier tout particulièrement Montaine pour son aide et ses précieux conseils.
Un grand merci aussi à tous les participants de cette soirée de soutien.
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